IV. La cuisine
L’alpin est frugal. Par suite d’un long atavisme, le temps a façonné l’homme à l’image de son terroir (celui-ci n’est pas riche). La nature a réservé l’opulence aux rocs sublimes dont ce pays est fait, aux glaciers qui en couvrent les hautes pentes, à l’eau vive souvent dévastatrice, à la beauté des paysages alors que le sol, lui, demeure ingrat. Pendant des siècles l’alpin a été renfermé dans ses montagnes, avec peu de moyens de communication. Ainsi à la longue se façonne l’âme des êtres à celle de l’environnement. Par chance l’alpin a trouvé autour de lui les nourritures fondamentales en suffisante quantité pour contenter sa vie frugale : céréales, vins, fruits, viandes de porc, de bœuf, et de mouton, produits de la basse-cour, gibier, lait et pommes de terre ; cela le fait vivre.
Ces produits élémentaires, comment va-t-il les accommoder ? Le plus simplement, le travailleur du sol ne saurait se contenter de mignardises.
Bornons nous à évoquer les recettes bastidonnes.
• Les tourtes de pommes de terre : assaisonnez les pommes de terre cuites dans de l’eau salée et écrasées alors qu’elles sont encore très chaudes. Ajoutez-y du lait chaud comme pour faire une purée. Placez-les dans un moule garni de pâte sans levain, faite avec quelques œufs, du sel, du beurre ou de la graisse de porc. Ajoutez un peu de crème. Pétrissez pendant une dizaine de minutes, étendez la pâte au rouleau en ne la rendant pas trop mince. N’ajoutez pas de fromage et ne recouvrez pas de pâte votre couche de pommes de terre. Mettez au four.
• Les tourtes d’herbe : blanchissez les épinards, essorez-les soigneusement, hachez-les, assaisonnez avec poivre, sel, beurre, œufs, crème épaisse. Faute d’épinard, prenez des blettes, légumes bien de chez nous. Étalez cette préparation sur votre pâte et recouvrez-la en ménageant au ciseau des entailles pour l’évaporation de la préparation.
• Les tourtes de fruits : faites cuire les fruits en ajoutant seulement du sucre et répandez la marmelade sur votre pâte. Vous disposerez au dessus des croisillons de pâte découpés à la roulette en bois. Les pommes peuvent être utilisées crues, en tranches fines.
Avec la même pâte, on confectionne des TOURTONS salés ou sucrés, mais la pâte doit être la plus fine possible. Garnissez la moitié de votre surface de pâte de petits tas de légumes ou de fruits, et recouvrez avec l’autre moitié. Tassez la pâte autour de chaque tourton, coupez avec la roulette de manière à façonner de petits carrés. Faites frire à l’huile très chaude.
Enfin on peut faire aussi une tourte de pâte qui est en réalité une pogne. Mettez le levain gonflé et fermenté dans un récipient, pétrissez le avec beurre, œuf, crème, sucre, pincée de sel, de l’eau ou du lait tiède, du thym ou de la fleur d’oranger et de la farine. Travaillez bien cette pâte, laissez-la lever, formez une couronne et enfournez.
Dans l’alimentation rurale, le porc tenait une grande place et le « sacrifice » du cochon avait quelque chose de rituel, « l’exécuteur des hautes œuvres » allait de ferme en ferme accomplir un geste ancestral. C’était en général avant les fêtes de Noël que se produisait l’évènement. Pour que la salaison soit bonne, le froid devait jouer son rôle indispensable. L’animal tué, dûment lavé, dépecé, les jambons étaient mis au saloir, ils avaient été frottés d’ail, 250 à 300 grammes de sel convenaient à un jambon de 6 kilos pour sa conservation. La salaison se faisait sur la planche, vaste plateau de bois terminé en triangle muni d’une gargouille centrale où aboutissaient des rigoles destinés à drainer le liquide salé recueilli après dans un « toupin ». Le soir même de la mise à mort avait lieu le repas des « jailles », ce sont des morceaux de viandes assez gros que l’on prélève sur le cou du cochon. On les met dans une coquelle sans beurre ni graisse, avec un oignon coupé fin, une gousse d’ail, et une feuille de laurier. Au milieu de la cuisson on ajoute une ou deux pommes reinettes avec quelques fines tranches de pain. Au moment de servir on complète avec des épices et un filet de vinaigre… avis aux estomacs délicats et aux foies moroses !
On façonnait, bien entendu, des boudins. Les meilleurs, les plus onctueux sont ceux auxquels on a mêlé au sang du cochon de la crème fraîche et des épinards finement hachés. La meilleure façon de les servir est, là aussi, de les agrémenter de pommes reinettes poêlées.
Pour le fromage de tête, mettez à bouillir un morceau de tête de porc non désossée avec un pied qui donnera une gelée très ferme. Salez et écumez comme un pot-au-feu ordinaire et ajoutez poireaux, carottes, céleris, persil, poivre, 2 ou 3 clous de girofle, du thym et une feuille de laurier. Laissez cuire à petit feu environ 6 heures. Le bouillon sera alors bien réduit, retirez la viande, désossez-la, coupez-la en menus morceaux et passez le bouillon en le versant sur le tout. Placez ce fromage dans un endroit frais pour faire prendre la gelée. Pour le conserver plusieurs jours, laissez-le dans son moule bien recouvert de graisse et placez au frais.
Ce chapitre pourrait être allongé presque à l’infini tant il y a de recettes pour le porc, mais aurions nous encore aujourd’hui le temps et la patience de les mettre à exécution ?
En hiver aussi, il y a une centaine d’années, était, à la Bâtie-Neuve et dans le Champsaur, l’usage de saler une chèvre ; on en mangeait la viande bouillie dans le courant de l’année. On mitonne aussi dans notre village la daube pour la fête de la Saint-Pancrace, le dimanche suivant le 12 mai. Elle se fait contrairement aux procédés habituels : sans vin. Il faut éviter de confondre daube et civet. On met dans une casserole en terre ou dans une cocotte en fonte du bœuf très tendre découpé en morceau et débarrassé de sa graisse, de ses nerfs et de ses tendons ; on ajoute quelques dés de lard, de l’oignon finement haché, quelques carottes en rondelles, du sel, du poivre, du laurier, des clous de girofle, du bon saindoux. Le tout doit baigner dans l’eau. Puis l’on met à cuire à feu doux. Lorsque la viande est bien cuite, il faut lier la sauce avec un peu de farine, ajouter des épices, des câpres et un filet de vinaigre. Lui donner un dernier « tour de bout » et servir bien chaud. Toutefois, réchauffée, la daube est encore meilleure que consommée sur le champ.
Finissons, pour faire bref, dans le chapitre des douceurs par le miel. Justement réputé et dont il est dit :
« le miel des Hautes-Alpes est un des meilleurs miels de table qui existe car, récolté sur des plantes aromatiques, il est extrêmement parfumé, légèrement ambré et d’un goût agréable. C’est un aliment excellent à tous les égards ».
L’on ne comptait que peu de ruches sur le terroir bastidon. Le miel sucrait le lait de poule, utilisé pour les refroidissements et les rhumes de poitrine. Cela valait certains remèdes et c’était plus agréable à boire ; très simple à préparer : mêlez ensemble deux jaunes d’œufs, deux cuillères à soupe de miel, de l’eau et de la fleur d’oranger jusqu’à ce que les œufs blanchissent. Versez alors un verre d’eau chaude et buvez le plus chaud possible.
Dans nos vergers, la culture fruitière était surtout celle des poires et des pommes. Pour les premières la variété la plus connue était la verte-longue dont la seule vertu réelle était de bien se conserver ; on lui préférait la Royale, la Passe-Colmar et la Cuisse-dame, la Louise-bonne ou la Beurré-clergeon. De la poire William on tirait une excellente eau de vie. Pour les pommes la reinette venait en tête, suivie d’assez loin par les diverses variétés de Calvilles.
En leur saison, apparaissaient sur les tables bastidonnes, les fraises et les framboises cultivées dans les jardins. Rares aussi étaient les fermes qui ne possédaient pas un nombre de pruniers suffisant pour assurer la consommation de pruneaux pendant toute l’année.
Enfin le département des Hautes-Alpes ne peut pas être rangé parmi les producteurs des grands vins de France.
Cependant, les aubergistes de la Bâtie-Neuve rivalisaient à qui offrirait à sa clientèle le meilleur Valserres ou le meilleur Remollon. C’est un vin corsé, alcoolique souvent bouqueté et d’assez bonne conservation que les œnologues modernes nous ont aujourd’hui élaboré et qui se laisse boire !
Les bastidonnes faisaient chaque année leur liqueur de cassis, elles égrenaient les baies, les séchaient, les mettaient dans une dame jeanne à macérer dans de la « gniole » pendant une année. Au bout de l’an, elles pressaient les cassis dans un linge fin, recueillaient le jus et l’eau de vie dans un grand saladier, ajoutaient du sucre et un verre de vin blanc très sec par litre de jus. Il ne restait qu’à mettre en bouteille et à laisser reposer quelques jours avant d’en faire usage. C’était exquis.
Elles faisaient aussi la confiture de vieux garçon, mélange de fruits (cerises, raisins blancs/noirs, abricots, pêches, fraises, framboises) mis au contact de l’eau de vie, chacun en sa saison. Il faut bien entendu disposer d’un très grand bocal doté d’une fermeture bien hermétique. On ajoutait du sucre entre chaque couche fruits.
Enfin connaissez-vous la « pête », qui se présente comme une liqueur, mais qui est plutôt un remède contre les digestions difficiles, les nausées et les encombrements de la vésicule biliaire.
En juillet on cueille les merises dans les buissons, on les mêle à un bon marc dans lequel elles macèrent une bonne année. Justin BARRACHIN célèbre la popularité de cette boisson :
» Il n’est bonne vieille, si vieille
Le dos vouté, le front chenu
Quand on lui montre la bouteille
Qui n’accoure en trottant menu. »
Elle n’était pas la seule à vouloir la déguster. Il n’est à Gap, de jour de fête, d’accueil amical, de festin sans un verre de vieille « pête » qui met du cœur… à l’intestin.
Si par curiosité vous souhaitez découvrir bien d’autres recettes de la gastronomie alpine, reportez à « La table de l’Alpin » (1) qui, sous la plume d’Émile Escallier, vous en offre un grand nombre.
La table de l’Alpin, la gastronomie des cimes. Ed Autres Temps 2006.